Postface de Claude Vigée

 

Sous la neige bleu noir des ans
Pleure encore, en secret, l’innocence du chant

(ein Lebensweg – un chemin de vie)

De quoi est faite toute poésie vibrante, sinon de quelques battements du cœur humain, cristallisés en paroles qui jaillissent et qui brûlent à ras de terre, avant de se perdre dans le vent avec le froid montant de la nuit? Mireille Gansel nous laisse entendre en sourdine un chant profond; en sa compagnie discrète, la mélodie des vivants et de leurs lieux se révèle tendrement, patiemment à la lumière déclinante du cœur; c’est une aurore boréale qui rayonne jusqu’à nous, à travers la lourde neige bleue des années. Ses poèmes transparents et brefs comme des lames de glace ou des larmes de feu gelées, laissent résonner pourtant, porteuses d’un avenir sans limite, la conscience sourde d’une origine qui se dérobe devant nos pas à jamais. Avec le rythme net et juste des paroles, tout un monde se remet en mouvement, il part en voyage vers quel ailleurs, ou vers nulle part peut-être?… Mais l’incantation sotto voce sait nous ramener aussi par le labyrinthe de tant d’autres vies obscures, jadis enfouies sous le gel, à la demi-clarté du monde visible que nous partageons un peu de temps avec les humains, nos frères (mais de si loin!). Certaines de ces strophes me font penser soudain à une brassée de branches de coudrier encore ruisselantes de rosée nocturne, que nous rapportent d’une course folle en forêt les enfants trop tard de retour de l’école buissonnière.

Les poèmes de Mireille Gansel réussissent à conjurer, hors d’une nuit d’oubli, quelques états d’existence effacés, et des faits saillants connus d’elle seule: sa voix les évoque selon un ordre à la fois rigoureux dans le sentiment, et dispersé dans le temps ou dans l’espace vécu. Tout le passé débouche sur l’instant présent, si fragile, comme un énorme chaos fluvial tissé de vagues de choc simultanées. Et pourtant l’ensemble des poèmes offerts au crépuscule suggère l’illusion, vite dissipée, d’une succession temporelle possible, mais dans un même souffle déjà inexistante. L’ambiguïté persiste; on ne sait jamais si les choses vécues sous la pénombre dans le livre de poésie se sont suivies ou non, si elles ont apporté dans l’existence réelle l’ombre d’un petit début de sens. Le doute doit nécessairement subsister jusque dans les détails précis qu’évoque de façon poignante chaque poème. Cette hésitation ultime sur un sens, sur un destin assurés, rend d’autant plus lourde et plus douloureuse la rechute constante dans le successif arbitraire qui est fatalement le vrai. Une passion de vivre affirmée contre tous les obstacles avec courage et fidélité, au cœur de l’incertitude absolue, donne à cette poésie son poids double de vérité et de beauté retrouvées dans la tristesse qui du dedans l’éclaire. Même si la mémoire de notre vie n’est que douleur, l’innocence de son chant la sauve.

Claude Vigée