Lavis de Hung Rannou

Lavis de Hung Rannou

Les éditions Calligrammes, aujourd’hui, ce sont d’un côté, l’édition de livres de poésie (ou essai sur la poésie) et de l’autre, une revue elle aussi de poésie. Autrement dit une dynamique entre ces deux formes, un régime d’échanges entre ces deux pôles.

Mais pour commencer on pourrait préciser deux ou trois choses sur ce travail d’édition tel que nous l’envisageons, tel que nous le pratiquons. Calligrammes est une toute petite maison d’édition qui publie seulement quelques ouvrages par an. On a scindé notre vie en deux parts : l’une consacrée à l’enseignement, l’autre à l’écriture. N’étant pas prisonniers d’une logique purement commerciale, on a la liberté de publier les livres pour lesquels on a une véritable empathie.

Ayant travaillé dans  le secteur de la librairie, et connaissant bien le fonctionnement de «la chaîne du livre» (de l’imprimeur au libraire), on sait qu’être éditeur à part entière, cela signifie aujourd’hui faire de l’animation, de la promotion, enfin toutes sortes de pratiques liées à la vente qui en viennent finalement à réduire le véritable travail de recherche. Sachant que les grands groupes qui dominent dans la diffusion omettent purement et simplement de référencer les ouvrages qui ne font pas de « chiffre », nous diffusons donc par nos propres moyens, par le biais des libraires qui ont encore un fond et un intérêt affirmé pour la création littéraire. Là se situe notre ligne de repli.

Si nous avons choisi de publier essentiellement des textes poétiques, c’est qu’ils sont – dans une société de plus en plus gestionnaire – des « actes de survie » et la meilleure défense contre la pétrification qui nous menace si on y prend garde. La pétrification – un peu comme la dépression – est ce processus qui rend progressivement indifférent au monde et aux êtres qui nous entourent.

La poésie demande d’être réceptif à la diversité, à la polyphonie du monde. Elle exige aussi concentration, attention au bruissement et au surgissement des choses. En touchant à la part existentielle, elle est aussi une ascèse, un chemin vers la connaissance de soi. C’est cette recherche poétique qui nous intéresse.

Avant toute chose, être poète, comme le dit si justement Hélène Cadou, c’est tenter de dire chaque jour la perpétuelle épiphanie du monde :

Blanc cest un pays...

Ce poème est paru dans le n°9 de la revue. Donc d’abord la revue : si on devait lui assigner un rôle, je dirais que c’est celui d’entrer en relation, d’entrer en contact avec des auteurs, d’être un seuil. Car sans elle, bien des rencontres passionnantes n’auraient tout simplement pas eu lieu.

Mais avant d’en arriver à ces rencontres, quelle est la mécanique ? Nous faisons au préalable tout un travail de recherches et de lectures qui nous permet de déterminer ce que nous allons mettre ensemble : le choix d’un thème sans que tout y ramène ; l’équilibre à trouver entre des auteurs de différentes sensibilités, de différents horizons ; le choix de l’artiste invité (car nous avons pris l’habitude d’inviter un artiste à chaque numéro). Finalement il y a une cohérence à définir, avant même l’élaboration proprement dite de l’ouvrage revue.

Par exemple pour le numéro 8 intitulé «chemins dans la nuit» : nous avons cherché à comprendre la représentation de la nuit dans la mythologie grecque, puis chez les mystiques, puis chez les romantiques allemands pour qui «la nuit c’est la vie» (Hölderlin, Novalis) puis encore chez les poètes du XXème siècle qui ont vécu pendant la seconde guerre mondiale (Paul Celan, Nelly Sachs). Cela a orienté nos choix qui ont pris deux directions : la souffrance des enfants et les survivants de la Shoah.

Mains
des jardiniers de la mort

Que faisiez-vous
Lorsque vous étiez des mains de petits enfants ?

Ô toi main qui étrangles
Ta mère était-elle morte,
Ta femme, ton enfant
Que tu  n’aies plus que la mort dans ta main,
Dans cette main qui étrangle ?

Nelly Sachs
 

Faire une revue, c’est une manière d’être un lecteur engagé. Cela suppose donc de faire des choix, on l’a dit, mais aussi d’affirmer une ligne de conduite sans équivoque. Je pense ici tout particulièrement au poète allemand Reiner Kunze : en ex-RDA, il était surveillé par la Stasi, la police secrète, qui l’avait désigné du nom de code «poésie». Cela signifie que ce mot-là, cette activité-là d’écrire, n’est pas sans risque. En temps de paix, en démocratie, c’est différent, mais il y a là une dimension à ne pas perdre de vue.

Les valeurs de la vie...
Lorsque des rencontres ont été fondamentales, on passe de la revue aux livres : le projet d’un livre est l’aboutissement de plusieurs années d’échanges. Cela explique aussi pourquoi nous éditons peu.

Nous avons cité quelques noms, des auteurs exigeants quant à leur travail. Cela nous oblige en retour à être tout aussi exigeant. Nous sommes très attentifs à la qualité de l’objet, au choix du papier, au format, au rendu des reproductions… à donner une identité graphique sans pour autant que cela devienne une obsession.

L’édition de livres a pris une tournure que nous n’avions pas envisagée au départ. J’ai parlé de lecteur engagé : en éditant des livres, en devenant ainsi un lecteur privilégié, le «premier lecteur», il se trouve que nous sommes devenus par un phénomène d’approche au plus près de celui qui écrit, un peu traducteur, auteur de préface, critique aussi.

Aujourd’hui nous avons la volonté de faire découvrir des poètes étrangers  et menons une réflexion sur l’acte de traduire :

– traduire comme rêver à une terre intérieure plus vaste
– traduire comme transhumer
-traduire comme jeter l’ancre sur des terres de poésie
– traduire comme restituer le plus fidèlement possible ce qui a été perçu
– traduire comme ajouter une voix
– traduire comme mieux aimer

Certains d’entre vous connaissent peut-être déjà les éditions Calligrammes. La maison a été créée il y a trente ans à Quimper. L’exigence morale d’un choix de textes de haute tenue littéraire doit beaucoup aux fondateurs – Bernard et Mireille Guillemot – qui en leur temps publiaient Georges Perros, Xavier Grall ou encore Jean Grenier… Nous avons gardé le nom de la maison par fidélité. Mais comme on le disait en évoquant la revue, nous avons adapté la démarche à nos aspirations, à notre temps : pour nous tout part du vécu. Dès lors nous avons écarté de notre champ d’investigation la réédition de livres d’auteurs que nous n’avons pas connu ou rencontré. Quid du « devoir de mémoire » ? Nous préférons l’injonction de Jorge Semprun, celle d’un « devoir de connaissance ». Alors si loin, si proche…

De proche...

Yvan Guillemot