Gilles Baudry, le moine-poète de Landévennec 

Le bénédictin cultive sa foi à l’abbaye de Landévennec, au cœur de la presqu’île de Crozon, dans le Finistère. Il est aussi un poète qui fait pousser les mots dans des ouvrages en fleurs, en toute saison.

C’est une courbe à haubans majestueuse qui enjambe l’Aulne. Les câbles de l’ouvrage filent droit vers un ciel bleu comme un tableau de Geneviève Asse. Nous voilà à la lisière d’un monde de silence, loin du tumulte urbain. À une frontière sans douane avec, pour unique laissez-passer, la bienveillance.

Ici, dans la presqu’île de Crozon, le pont de Térénez nous lance vers la rade de Brest, sur l’estuaire de l’Aulne dans un petit coin de nature préservé de tout, sauf des tempêtes. À l’écart, sur un promontoire, depuis quinze siècles, l’abbaye Saint-Guénolé de Landévennec accueille une communauté de moines bénédictins. 

Frère Gilles, 77 ans, né à Saint- Philbert-de-Grand-Lieu (Loire-Atlantique), connaît par cœur l’endroit, depuis son arrivée en 1974, ses vieilles pierres, les essences tropi- cales qui poussent dans le parc à la faveur d’un microclimat. Puis, il passe deux ans au Togo en tant qu’enseignant. Et revient l’année de la sécheresse, en 1976, pour une vie rythmée par les prières, le travail. Il a, comme les autres moines, confectionné la fameuse pâte de fruits de l’abbaye ainsi que les rencontres. De personnes croyantes ou pas. 

Le bénédictin est gêné que l’on vienne le voir pour lui, pour son œuvre de poèmes jalonnée d’une vingtaine d’ouvrages. Il ne souhaite pas être mis en lumière. Pourtant, comme le peintre qui en exposant s’expose, l’écrivain écrit pour être lu. Donc vu. Après une courte période d’approche prudente de son interlocuteur, il nous invite à l’appeler Gilles. Et nous voilà marchant sur d’étroits sentiers au sein du parc arboré qui embrasse l’abbaye. 

Comment est-il entré en poésie ? Par la chanson… « J’ai toujours été sensible à la musicalité d’un texte, donc à la chanson. Jeune, j’appréciais les folk-songs, Joan Baez, Simon and Garfunkel. Un jour, un ami lecteur et écrivain m’a fait découvrir René-Guy Cadou. Plus tard, j’ai eu la chance de rencontrer Hélène, sa femme. »

Frère Gilles s’est lancé dans l’écriture sans aucune confiance. « Aujourd’hui encore, c’est comme si je débutais, j’ai besoin de temps. C’est Paul Valéry qui disait : Le poète cherche ses mots, il ne les trouve pas, il cherche encore et, au bout d’un moment, il trouve mieux. Le premier poème, c’est comme le premier coup d’archet sur un violon. J’ai pris confiance quand, un jour, Gérard Le Gouic, poète qui revenait de Rodez, en Aveyron, m’a annoncé que j’avais reçu le prix Artaud pour Il a neigé tant de silence, en 1985. » 

La glace est rompue. Le flot de la parole est libéré. Le débit du moine-poète est parfois difficile à suivre tant il parle vite. Il évoque Rilke, Supervielle, Schubert, Hammershøi… 

« La musique des mots » 

On fait une pause au sein de Pénity, une belle bâtisse qui accueille groupes et familles souhaitant se poser au monastère. On ne s’en rend pas compte mais le moine est très occupé. « L’été, je n’écris pas. De juillet à septembre, je n’ai pas le temps. Ici, à l’abbaye, je vais à la rencontre de ceux qui viennent. Sinon, j’ai toujours une feuille dans la poche, je reste sensible à la musique des mots, comme Orphée, le premier poète. François Cheng, poète qui est venu à cinq reprises à l’abbaye, vous en parlerait mieux que moi. » 

Comment concilier prière et poésie ? Elles sont de la même famille, se nourrissent l’une de l’autre, « se pollinisent, dit le moine-poète. Pierre Reverdy disait que le plus beau signe surnaturel est un rayon de soleil qui traverse une chambre sombre pour se poser sur une table. Les grands mystiques se sont exprimés en poètes car ils balbutient. Le théologien, lui, affirme. J’ai reçu le courrier de quelqu’un qui disait être chrétien baptisé mais qui n’avait jamais prié. Mais, me disait-il, le soir en me lisant, j’amorçais la pompe, en quelque sorte. »

Nous marchons de nouveau. Il observe des brassées de myosotis, surnommés forget-me-not par les Anglais, « ne m’oubliez pas ». Et voilà frère Gilles qui nous parle aussi de cette fleur, symbole de mémoire pour les Arméniens. Observateur de « petits riens », comme il dit en souriant, Gilles Baudry déplore « un monde bien lisse, alors que la vie est pleine de relief. On souffre d’un manque de nuances. Un peintre va vous parler de ses quatorze gris différents. La vie fourmille de nuances. Mais, désormais, le monde est binaire, il est noir ou blanc. »

Dans le cadre bucolique de Landévennec, le poète a l’embarras du choix pour étancher sa soif de nature. « La brume dévoile et cache en même temps. C’est comme Dieu qui se révèle dans l’incarnation avec le Christ et un Dieu caché. Alain Kervern, poète et spécialiste du haïku(forme poétique japonaise) m’a dit, en venant ici : Quand je vois ces paysages, je comprends mieux tes écrits. » 

Toute chose a une âme pour le frère Gilles. Il évoque « le mille-pattes de la pluie », quand l’eau goutte sur le zinc d’une gouttière. En partant, il nous invite à toucher le lichen qui a fait son lit sur un solide tronc. « C’est comme si vous caressiez un cheval. » Il parle de « l’encolure de l’arbre ». Hélas, il est temps pour nous de quitter ce havre hors du temps, de reprendre le pont de Térénez, direction l’agitation et le bruit.

« Repère : photos et poésie »

La photographe Aïcha Dupoy de Guitard a saisi des paysages entre terre et mer qui répondent avec justesse à la poésie lumineuse de Gilles Baudry. Les deux artistes ont publié ensemble Infinitudes (Calligrammes). Comme une composition musicale, photos et textes s’accordent à merveille. Aïcha a traduit en image l’ostinato, cette répétition mélodique de la mer. La mer, écrit le poète, « la seule qui nous apprenne la patience de l’horizon / Reçu en héritage / La seule qui nous tienne en haleine avec l’ostinato des vagues / Le sel des larmes ».

« Le temps qui passe »

Quand on l’interroge sur le temps qui passe, Gilles Baudry répond : « Je suis dans la dernière année pour lire Les aventures de Tintin ! De 7 à 77 ans, disaient-ils. Il faut accepter son âge sinon on ne s’accepte pas. Par contre, si l’on peut garder une enfance intérieure… Le temps est une ombre. Tout passe. Nous passons aussi, comme des fleurs des champs, mais en Celui qui ne passe pas. » Toujours conserver intacte cette foi : « C’est comme la sève, elle est invisible mais tout le temps présente. Elle suit son cours. »

« L’abbaye »

L’abbaye de Landévennec (Finistère) a été fondée au Ve siècle par saint Guénolé et onze disciples. L’édifice a subi, entre autres, invasion viking et Révolution. Aujourd’hui, restent des vestiges et un musée. C’est dans les années 1950 qu’a été construit, à côté, un nouveau bâtiment qui abrite désormais une quinzaine de frères. Ils suivent la règle de saint Benoît : prier et travailler. Ces moines produisent pâtes de fruits, caramel au beurre salé et jus de pomme.