PK – D’où vient, selon vous, cet appauvrissement de la parole ?

YP – Tout le monde parle désormais comme dans un poste de radio ou de télévision : on n’y admet aucun blanc, aucun tunnel, aucune hésitation. De nombreuses personnes ont pris l’habitude de parler de manière ininterrompue, en utilisant des mots du tout-venant, comme des mots de passe en signe de connivence, de manière à n’être pas « zappées » par leur interlocuteur. Ce qui fait qu’on parle de plus en plus mais pour dire de moins en moins !

PK – Pour le psychanalyste que vous êtes, cela correspond-il à une sorte de symptôme collectif ?

YP – Cet usage d’une parole vide me semble provenir d’un manque de confiance en soi généralisé. Un phénomène de troupeau : on a besoin de ressembler aux autres, de ne pas avoir la tête qui dépasse, donc on utilise un discours banalisé. Beaucoup ne savent tout simplement pas quoi dire, comme si leur stock de mots s’était épuisé. Or la parole n’est pas ainsi stockée pour être un jour dévidée, elle doit sans cesse se renouveler. C’est ce qu’on observe en psychanalyse : les patients sont pris dans un langage emberlificoteur, dans des phrases toutes faites qui ne leur permettent pas de laisser venir quelque chose de neuf, ou simplement du silence. Guérir, en un sens, c’est trouver sa propre parole, apprendre à parler pour de vrai. Sortir du babillage et gazouillis de la langue maternelle pour accéder à la parole paternelle, c’est-à-dire une parole qui ne cherche pas simplement à créer du lien, mais a pour visée la vérité. Et lorsque les mots étonnent autant celui qui les dit que celui qui les entend, alors c’est un signe de bonne santé psychique.

PK – Les nombreuses formules toutes faites, notamment, viendraient entraver les meilleurs aspects de la parole ?

YP – Oui, en psychologie populaire notamment, on emploie des expressions comme « travailler sur soi » ou « faire son deuil » ou « stress ». Ce sont des mots qui, dits avec un ton scientifique de contrebande, laissent entendre que parce qu’on les emploie on va maîtriser le processus psychique en jeu. Le deuil « se fait », le stress « se gère ». Ces mots empêchent en réalité de toucher à la vérité de la souffrance et de faire appel à ses ressources intérieures pour en sortir.

 

Du bon usage du « parler juste ». De nombreux professionnels déplorent un appauvrissement général de notre manière de parler. Par Pascale Senk.

 LANGAGE Jamais nous n’avons autant communiqué, échangé de messages téléphonés ou électroniques, participé à des « chats » ou exprimé nos opinions à travers des « posts ». Nous avons à disposition tout un lexique fait de formules express – MDR pour « mort de rire » – et de mots nouveaux – « cougare », « Twitter » – que le Robert édition 2012 vient d’officialiser. Pourtant, notre usage de la parole semble insuffisant à de nombreux observateurs, qu’ils soient philosophes – comme Michel Lacroix, qui a publié Paroles toxiques, paroles bienfaisantes (Éd. Robert Laffont) et appelle à une «éthique du langage» – sociologues, ou aussi psychanalystes (lire l’entretien ci-dessus avec Yves Prigent) et psycho-thérapeutes. Est-ce parce que ces derniers, à travers la fameuse « talking cure » inventée par Freud, connaissent mieux que personne les effets bénéfiques d’un parler juste ? Toujours est-il que ceux-ci sont particulièrement vigilants sur l’usage que nous faisons des mots. Ainsi, pour Véronique Bourboulon, psychologue et psychanalyste, une certaine désaffection de la langue s’observe au quotidien : «Les acronymes qui se multiplient et sont surinvestis, les paroles qui se raréfient entre des correspondants sur Internet n’entretenant que des relations virtuelles, la multiplication des jargons nous laisse penser qu’il y a une tentative de tout maîtriser par le langage… celle-ci n’aboutissant malheureusement qu’à une réduction de celui-ci. »

 Langue de bois

Exemple type : les entreprises qui invitent à la « transparence des discours » mais ne produisent bien souvent qu’une inflation de termes en langue de bois. « Des formules répétées à l’envie comme “il n’y a pas d’alternative” ou “nous n’avons pas d’autres choix que… ” empêchent tout simplement de penser, estime la psychanalyste. Pour nous, ce sont des discours anesthésiants. » Mais il y a pire que ce simple assèchement du vocabulaire. Peu à peu, certains glissements sémantiques dans les mots employés peuvent transformer un sujet en objet, en l’atteignant dans sa propre individualité : quand on le résume à son apparence physique, qu’on le stigmatise à travers un détail, quand on l’inclut un peu facilement dans une généralisation rapide. Médecin pendant les premières années de sa vie, Pascale Molho forme désormais à la communication non violente des équipes de soignants en hôpital, ce qui lui fait dire : « Jusque-là, je soignais cliniquement ; actuellement, je soigne le handicap linguistique.» Selon elle aussi, les discours extrêmement jugeants et dévalorisants ont tendance à se répandre et les équipes sous pression sont très demandeuses pour être formées à d’autres manières de parler, à la fois aux malades et entre collègues. « Dans les couloirs d’hôpitaux ou de maisons de retraite, il n’est pas rare d’entendre parler d’un “qui perd la tête” ou de “l’autre qui nous prend de haut”», raconte la formatrice. Les professionnels de la psyché savent qu’aucune parole de ce type n’est anodine. Durant la plupart des psychothérapies, et l’anamnèse à laquelle doivent se livrer les patients, un mot, une phrase apparaissent souvent comme le point de bascule qui a poussé la personne vers le malêtre. Ces paroles étaient surtout des jugements, des « étiquetages » : « Oh, toi tu es la clown de service», répétait ce père à sa fille cadette qui ne s’est jamais sentie prise au sérieux, ou « Tu ne sais vraiment pas te débrouiller tout seul », lançait-on à ce fils un peu inhibé qui, du coup, ne sait pas prendre de décision dans sa vie d’adulte. Ces paroles, souvent lâchées sans réelle intention de nuire par des parents excédés, ont pu fonctionner comme des « prophéties autoréalisatrices », c’est-à-dire qu’elles ont enfermé celui à qui elles étaient destinées de manière quasi irréversible. Le poids des mots, lorsqu’ils assignent et cristallisent, est en ce sens indéniable. Véronique Bourboulon, outre son exercice en cabinet privé à Paris, travaille au centre de soins de l’Association Primo Levi depuis 2002. Elle qui a récemment coordonné deux jours de colloque sur la violence des mots constate quotidiennement combien l’exclusion de certains s’opère d’abord par un certain vocabulaire : « Dans tous les pays où se sont déclarées des guerres, ou des dictatures, on remarque qu’avant même ces événements dramatiques les personnes étaient d’abord malmenées par les discours qui circulaient sur elles. Et, de manière générale, un appauvrissement de la langue était en marche. » Un réapprentissage de la manière de parler peut-il mettre fin à une telle situation ? Le Dr Pascale Molho en est convaincue : « Toutes les paroles en réaction viennent du fait que l’on n’a pas appris à nommer ce que l’on ressent profondément. » Une éducation à l’écoute de soi et de ses besoins profonds semble donc être la priorité pour ensuite être capable de s’adresser de façon juste, c’est-à-dire empathique, à un autre.