« On parle de plus en plus pour dire de moins en moins. »

PASCALE SENK – Dans votre dernier livre, vous fustigez la « blablasphère ». Qu’entendez-vous par là ?

Yves PRIGENT – Aujourd’hui, j’observe autour de moi qu’au lieu de dire de la parole drue et efficace, de nombreux contemporains se contentent de blablater, de faire des bruits de bouche, avec des mots fourre-tout ou vides de sens, comme « OK ! », « voilà », « en fait », « pas de souci ! », « que du bonheur », « point barre »… Ceux-ci forment comme un tissu conjonctif qui donne l’illusion d’avoir parlé. Ces mots sont un peu comme des fétiches en Afrique, ils cachent le manque de cohésion de la tribu… Ils forment un fond sonore, une parole lénifiante et sont à la parole ce que la musique d’ascenseur est à la musique. Je voulais lutter contre cette manifestation de la pulsion de mort qui nous pousse de plus en plus à parler pour ne rien dire. J’avais besoin d’exprimer une certaine colère contre ce gâchis, le mésusage de la parole, car celle-ci est un outil tellement efficace lorsqu’on veut bien lui prêter attention. Et je pourrais ajouter, dans le sillage de Jacques Lacan : les mots pour ne rien dire empêchent la vraie parole.

PK – D’où vient, selon vous, cet appauvrissement de la parole ?

YP – Tout le monde parle désormais comme dans un poste de radio ou de télévision : on n’y admet aucun blanc, aucun tunnel, aucune hésitation. De nombreuses personnes ont pris l’habitude de parler de manière ininterrompue, en utilisant des mots du tout-venant, comme des mots de passe en signe de connivence, de manière à n’être pas « zappées » par leur interlocuteur. Ce qui fait qu’on parle de plus en plus mais pour dire de moins en moins !

PK – Pour le psychanalyste que vous êtes, cela correspond-il à une sorte de symptôme collectif ?

YP – Cet usage d’une parole vide me semble provenir d’un manque de confiance en soi généralisé. Un phénomène de troupeau : on a besoin de ressembler aux autres, de ne pas avoir la tête qui dépasse, donc on utilise un discours banalisé. Beaucoup ne savent tout simplement pas quoi dire, comme si leur stock de mots s’était épuisé. Or la parole n’est pas ainsi stockée pour être un jour dévidée, elle doit sans cesse se renouveler. C’est ce qu’on observe en psychanalyse : les patients sont pris dans un langage emberlificoteur, dans des phrases toutes faites qui ne leur permettent pas de laisser venir quelque chose de neuf, ou simplement du silence. Guérir, en un sens, c’est trouver sa propre parole, apprendre à parler pour de vrai. Sortir du babillage et gazouillis de la langue maternelle pour accéder à la parole paternelle, c’est-à-dire une parole qui ne cherche pas simplement à créer du lien, mais a pour visée la vérité. Et lorsque les mots étonnent autant celui qui les dit que celui qui les entend, alors c’est un signe de bonne santé psychique.

PK – Les nombreuses formules toutes faites, notamment, viendraient entraver les meilleurs aspects de la parole ?

YP – Oui, en psychologie populaire notamment, on emploie des expressions comme « travailler sur soi » ou « faire son deuil » ou « stress ». Ce sont des mots qui, dits avec un ton scientifique de contrebande, laissent entendre que parce qu’on les emploie on va maîtriser le processus psychique en jeu. Le deuil « se fait », le stress « se gère ». Ces mots empêchent en réalité de toucher à la vérité de la souffrance et de faire appel à ses ressources intérieures pour en sortir.